Lettre à mon père

Parmi les 85 lettres retrouvées, elles sont presque toutes adressées à Jeanne. Certaines sont intitulées « Mes chères sœurs », lorsque Jeanne est en compagnie de Mathilde ou de Laurence. Et, il y en a une qui est adressée à son père, le 24 avril 1915. La voici :

Pour en faciliter la lecture, voici sa transcription :
24-4-1915 Mon cher Papa.
J’ai reçu hier soir la lettre de Joseph. J’étais inquiet car je n’avais pas de vos nouvelles depuis le 4 Avril, et c’est un peu long, d’autant plus que je pensais que Laurence m’aurait écrit de Verrières. Enfin vous n’êtes pas malades, c’est l’essentiel ; la nouvelle de la mort de la pauvre mère Coste m’a bien fait de la peine ; j’aurais bien voulu la revoir, et je plains beaucoup le pauvre père Mathieu qui doit faire peine à voir. Dis lui bien, mon cher Papa, que je prends bien part à sa douleur et que je prierai pour la chère défunte. Nous sommes toujours au même endroit, mais dans deux jours nous allons à l’arrière au repos pour une huitaine de jours ; moi je ne suis pas fatigué car je ne travaille pas trop et mon hiver n’a pas été dur. Je vais tout à fait bien et quoique je paraisse maigre sur la photo, je ne me porte pas mal et suis plus gras que je ne parais. J’ai maintenant fait raser mon « bouc » qui n’était d’ailleurs pas bien gros : ça ne se connaît pas. Je n’ai pas besoin du tout d’argent, gagnant 34 sous par jour et que Joseph se garde bien de m’en envoyer. Celà me suffit largement et au-delà, je ne me prive pas et vais bien boire mon litre avec les camarades ; nous payons le vin 12 sous le litre, mais sans être mauvais ce n’est pas de la 1ère qualité. Hier, mon cher Papa, j’ai eu une visite qui m’a fait bien plaisir, celle d’un petit Laurent, de Chante-Perdrix, commune d’Essertines, un cousin bien gentil, dégourdi, débrouillard, un petit « poilu » qui n’a pas froid aux yeux et courageux tout plein. Il est bien vu à sa compagnie et de ses chefs et de ses camarades, et il le mérite car il est tout à fait gentil et n’a pas peur des Boches, un vrai petit Français et bien chrétien aussi. Je ne le connaissais pas, ni lui non plus, et tous les deux nous avons été bien contents de nous voir ; nous sommes restés hier ensemble une partie de la journée et je dois le revoir aujourd’hui ; nous parlons patois. Il est au 97e et c’est sa mère qui lui a donné mon adresse ; j’ai pensé que c’était toi qui l’avais renseignée. Nous sommes dans le même village, à 100 mètres l’un de l’autre. Ici tout est assez calme, et nous attendons que Joffre nous fasse signe de cogner ces sâles Boches, ce qui ne peut tarder beaucoup. Il fait beau et sec et il y a même une grande bise pas bien chaude. Quelle poussière déjà ! Soigne toi bien mon cher Papa ; je pense bien à toi. Je prie pour toi, t’aime et t’embrasse comme un grand fils. Mes respects à Mr le Curé. J’écrirai à Joseph ; il ne me dit pas s’il a reçu mon colis. Mille baisers. Ton Célestin
Lorsque Célestin indique qu’il est toujours au même endroit, il s’agit du secteur de la Ferme Berthonval. C’est là qu’il est arrivé lorsqu’il a rejoint le Front, le 9 novembre 1914. Fin avril 1915, il n’a pas bougé. Son régiment occupe la ferme et les tranchées sont près, à la lisière du bois de Berthonval. La carte ci-dessous montre les positions françaises (le régiment de Célestin, le 159e RI fait partie de la 77e Division d’Infanterie) en cette fin avril. Lorsque Célestin indique qu’il va aller à l’arrière quelques jours, il se rend dans le village d’Acq, qu’on identifie dans l’angle en bas à gauche de la carte, à moins de 5 kilomètres.

La ferme de Berthonval a été régulièrement bombardée durant l’hiver, mais ce n’est rien en comparaison de ce qui attend ce secteur à partir du 9 mai 1915…

On sent que Célestin est impatient d’en découdre. Il est au cœur de la première offensive d’Artois qui va chercher à reprendre les « Ouvrages Blancs » et le hameau de la Targette situés juste à côté. On a une vue de la Targette, le 9 mai, juste après l’assaut :

Entre le 9 mai et le 25 juin, 18 divisions françaises, 2 britanniques et 16 allemandes se font face. L’effectif d’une division étant d’environ 16 000 soldats, il faut donc imaginer plus de 500 000 combattants se disputant ce bout de terrain. Il est temps de passer au bilan de ces deux mois. D’abord, une carte montrant le déplacement du Front :

La ligne marron indique le résultat de cette première bataille d’Artois. L’avancée représente 20 kilomètres-carrés. Il en faudra une seconde, en septembre-octobre 1915 pour atteindre la ligne bleue continue. Le Général Barbot, commandant de la 77e Division d’Infanterie (qui inclut le régiment de Célestin), meurt le 9 mai, à Souchez. Son remplaçant, le Général Stirn, meurt le 12 mai, à Mont-Saint-Eloi. Mais ils ne sont pas seuls. Voici le bilan humain des combats de mai-juin en Artois :
- Côté français : 102 500 morts, disparus ou blessés,
- Côté britannique : 27 800 morts, disparus ou blessés,
- Côté allemand : 65 000 morts, disparus ou blessés, 8 000 prisonniers.
Célestin fait partie des 60% de soldats sortant indemnes de ces deux mois d’enfer.
Terminons cette page par un dessin de François Flameng intitulé « Souchez » :

Sources utilisées, avec nos remerciements :
- Carte ancienne : http://ballouhey.canalblog.com/archives/2015/05/08/32020946.html
- Photo Berthonval : https://www.cparama.com/forum/carency-t22993.html
- Photo la Targette : http://www.chtimiste.com/batailles1418/1915artois1.htm
- Infographie : http://artois1418.skyrock.com/3061420533-1er-BATAILLE-D-ARTOIS-MAI-JUIN-1915-PREPARATION.html
- Peinture : https://www.dessins1418.fr/portfolio/souchez