Voici 5 mois que Célestin est parti à la guerre, 2 mois qu’il est sur le front. C’est surtout le premier Noël isolé de la famille. Il semble bien que les gourmandises étaient déjà le moyen de se réchauffer le cœur.

Mardi 12.1.15
Ma bonne et chère sœur
Qu’est-ce que je viens de recevoir ? Sans être prévenu, comme une bonne surprise et c’en est une en effet, une bien affectueuse surprise. Je vois un gros paquet qui m’arrive et à l’écriture de suite j’ai vu le cher expéditeur, ou expéditrice plutôt. Ma chère sœur, de tout mon cœur, merci. Te voilà te mettant encore dans les frais et m’envoyant des friandises et des gourmandises. Tu es responsable de ce péché de gourmandise que tu vas me faire commettre, et te voilà en belle posture devant ta conscience ! Ah ! A mon âge ! Si j’étais petit, on me dirait que mes dents vont tomber : maintenant il faut croire qu’elles sont plus solides. Ah ! Les pastilles surtout me seront utiles et je te reconnais bien là beaucoup maman, sachant avant tout prendre soin de ma santé.

Je prie le Bon Dieu de te remercier pour moi ; tu me diras que le Bon Dieu n’a que faire dans cet envoi. Si, parce que quand on sent des êtres si bons pour soi, on est grandement porté à être bon aussi ; si on est meilleur on aime davantage aussi et on remercie le Bon dieu d’avoir donné à mon cœur des êtres si bons à aimer. Tu vois : mon raisonnement s’enchaîne logiquement ; et puis je sais si bien raisonner, pas vrai ? J’en ris. Si par cas, tu avais envoyé une lettre en même temps que le paquet, je n’ai pas reçu la lettre ; mais mon cœur me dit que c’est une surprise ! Merci aussi tendrement que je puis te le dire. Je ne veux pas te reprocher la dépense, tu me gronderais ; mais je suis bien sûr que tu t’es privée pour moi et que toi tu ne t’es pas payé tout cela. Enfin : je prie le Bon Dieu pour toi.


Aujourd’hui j’ai reçu une lettre de papa ! Il est bien content que je lui écrive, et moi aussi. Il va bien ainsi que tous d’ailleurs et Petit Pierre « m’aime bien son payaïn » ! Tu sens comme moi que papa doit en être bien content. Au sujet des beaux parents de Jo, j’avais bien recommandé à Papa de les laisser en paix. Il me répond ceci : « Je ne te parle pas des beaux-parents de Joseph ils vont bien : nous avons la paix, je ne les embête pas. _______ » ! Le ton m’a fait rire.
Petit Pierre est le fils de Joseph et d’Anaïs, qui est morte en couches au printemps 1914. Début 1915, il a bientôt 4 ans, à peu près l’âge de cette photo. Célestin est le parrain de Pierre.
Me croyant sans argent, il m’envoie 5 f. Et moi qui veut me renseigner au vaguemestre si je peux t’envoyer de l’argent et s’il veut me l’expédier, je t’enverrai 100f. J’en ai trop. J’ai 170f et j’ai peur de perdre mon porte-monnaie dans la paille, quoiqu’il ne me soit jamais arrivé de le tomber, mais prudence est mère de sûreté. Je verrai ça dans quelques jours.

Ces jours-ci il fait plus froid et la pluie tombe pour cause un peu moins. Si tu lis le journal tu as dû voir quelque chose nous concernant. Le Communiqué officiel dit « dans la région d’Arras (bois de Bertonval) nous avons dû abandonner plusieurs tranchées où les hommes s’enfonçaient jusqu’aux épaules. » C’est là que mes camarades prennent la tranchée. C’est navrant, mais moi je n’y vais pas et ne vas pas te faire du mauvais sang à mon sujet. Je suis à l’abri. Plus heureux que mes camarades et moins méritant aussi ! Je vais bien et mon rhume est passé ; Tu parles s’il a filé quand il a vu les Valda ! Et je t’assure qu’il ne s’y fie pas à revenir. Je t’ai écrit il y a 5 jours : pas d’autre nouvelle à t’apprendre. J’attends ces jours une lettre de l’Oncle. J’ai écrit aussi à Laurence. Ici nous sommes en stationnement et je ne crois pas qu’on bouge d’ici avant le printemps ; où il va y avoir de terrible besogne à faire.
Le Bon Dieu veille sur la vie de nos soldats car on prévoit qu’il y aura encore beaucoup de vies de sacrifiées. Que tout ce sang répandu fléchisse la justice divine et serve à nous donner une France plus chrétienne que jamais. Mes respectueux sentiments à Sœur Clo. Je compte toujours sur ses saintes prières ainsi que sur les tiennes ma bien-aimée sœur. Elle est peut-être bien pour quelque chose dans le paquet. Je la remercie beaucoup. Mes meilleurs baisers ma bonne sœur. Ne t’inquiète pas, j’ai du linge chaud, des chaussettes, caleçons, tout ce qu’il me faut. Baisers très chauds pour te prouver que je n’ai pas froid.
Ton Célestin
[En travers]
Par le secteur postal 47, les lettres ne mettent que 6 jours à me parvenir.
Célestin est rattaché au 2ème bataillon du 159ème Régiment d’Infanterie. Ce régiment occupe la zone du front, à quelques kilomètres au nord d’Arras. Depuis son arrivée en novembre, les tranchées ont été creusées. Il n’y a plus de mouvement de troupes. Mais depuis cette date, il n’arrête pas de pleuvoir. Dans ces premiers jours de janvier 1915, dans ce secteur, les tranchées sont remplies d’une boue liquide, sur une hauteur allant jusqu’à 1m50. Le 21 janvier, un officier tout proche, le capitaine Allouchery écrit ces lignes :
Boyaux et tranchées sont actuellement dans un état épouvantable. Malgré un travail incessant, il y a dans le lit des boyaux une épaisseur de boue variant de 30 centimètres à un mètre. La 8e compagnie du 6e tirailleurs a eu la plus grande partie de ses hommes enlisés. Commencée à 19 heures, la relève n’a pu être achevée que vers 8 heures du matin.
Le lendemain, il a fallu sortir avec des cordes et des ceintures les tirailleurs enfoncés dans la boue jusqu’au ventre. Plusieurs y ont laissé chaussures et équipements, certains étaient à demi-nus, après avoir passé une nuit dans la boue glacée.
L’historique du 159ème RI décrit cette période de la façon suivante :


Voici une photo prise un peu plus tard, en Mai 1915, de ce secteur de Berthonval qui a frappé Célestin. Le sol a séché… mais le combat a recommencé. A suivre
